Eugène Cremmer (1942-2019)

Eugène Cremmer a grandi dans le 17ème à Paris où il est décédé d’un arrêt cardiaque. Il a marqué la théorie des (super)cordes et des supergravités, et laisse dans le monde entier le souvenir d’un collègue brillant aussi original qu’attachant. Ses parents d’origine luxembourgeoise étaient libraires. Les élèves du quartier étant vigoureusement orientés vers les sections professionnelles Eugène dût apprendre le travail du bois. Repéré par un professeur de mathématiques et après un bac technique il est entré à l’ENS en 1962 par le concours mathématiques.

Dirigé par Michel Gourdin il a calculé dans sa thèse les corrections radiatives à la production et à la désintégration des mésons vectoriels qui allaient être mesurées avec les anneaux de collision e+e-. En 1968-1969 Daniele Amati et Martinus Veltman ont inspiré des recherches à Orsay sur les modèles duaux appelés maintenant théories de cordes. Eugène s’est alors lancé sur la piste des diagrammes duaux à plusieurs boucles avec une série d’articles remarquables d’une grande difficulté technique. Le premier fut écrit avec André Neveu, les autres comme postdoc en 1971-72 au CERN où il a noué de nombreuses relations et collaboré en particulier avec Joël Scherk. On se rappelle qu’à cette époque le CERN fut un foyer important du développement de la théorie des cordes. De petits groupes de différentes nationalités y formèrent une masse critique.

A l’automne 1974 Eugène Cremmer a emménagé à l’École Normale Supérieure avec un petit groupe du Laboratoire de physique théorique d’Orsay, il y a alors travaillé avec Jean-Loup Gervais sur une théorie des champs de cordes. Il a ensuite collaboré avec Scherk, Bernard Julia et plusieurs visiteurs sur la supersymétrie, la supergravité et leurs applications aux cordes. Son article de 1976 avec Scherk est révolutionnaire, ils y introduisent le nombre d’enlacement d’une dimension cyclique par une corde fermée. Ce nombre sera fondamental pour le modèle des cordes hétérotiques, pour la dualité T et la symétrie miroir, pour la compactification de Scherk et Schwarz puis il sera appliqué aux membranes. La proposition avec Scherk (1977) de la compactification spontanée des 6 dimensions supplémentaires est au cœur de la théorie des cordes modernes. En 1978-1979 deux articles sur la supergravité à 11 dimensions puis sur la supergravité SO(8) à 4 dimensions ont montré comment des contraintes naturelles sur les théories à 4 dimensions proviennent de 7 dimensions supplémentaires. Ces travaux ont exhibé de plus des symétries de dualité exceptionnelles qui sont maintenant d’usage courant. Le premier exemple de ce type avait été discuté par Bruno Zumino, J.Scherk et Sergio Ferrara, un collaborateur fidèle. L’ensemble de ses travaux a valu à Eugène la médaille d’argent du CNRS en 1983.

20 ans plus tard les symétries de dualité ont été étendues avec Chris Pope, Hong Lu et Julia à des dualités généralisées permettant de réécrire les équations du mouvement comme une self-dualité universelle. Signalons aussi la série d’articles d’Eugène avec différents collègues dont Ferrara sur les équations phénoménologiques générales pour la supersymétrie minimale à 4 dimensions, ils font autorité. Ses derniers articles avec Gervais portent sur les groupes quantiques et la gravitation bidimensionnelle.

Tous ces travaux ont conduit à de nombreuses invitations internationales mais Eugène les a progressivement refusées pour se limiter à partir de 1987 au rôle d’hôte. Il dirigea le LPTENS en 2002-05.

Quelques caractéristiques : au siècle dernier Eugène allant tous les soirs au cinéma, ses collègues même experts comme Joël Koplik le consultaient avant de choisir leur programme. Régulier comme une horloge, il arrivait au laboratoire et en partait toujours à la même minute. A 12h18 il rassemblait tous les collègues disponibles pour partir déjeuner afin d’avoir la meilleure table. Ceci a fait dire à un autre visiteur régulier, Guido Altarelli: « Si Eugène Cremmer disparaissait, vous mourriez tous de faim! ». Il était ordonné mais l’ordre de ses papiers était crypté: nul n’a jamais compris comment il retrouvait instantanément une référence dont il se rappelait toujours l’essentiel du contenu. Jusqu’à ces dernières années, sans effort vestimentaire particulier il resta fascinant et entretenait son énergie intérieure par la pratique régulière d’une marche rapide doublée d’une profonde réflexion. Nous perdons un entraîneur et un trouveur, modeste et physicien à temps complet.

Bernard JULIA

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Cet article a été écrit par Bernard Julia et a été publié dans le Courrier du CERN, Volume 60


Auteur correspondant : Bernard Julia
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